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Publié par La Pluie du Dharma

29 Décembre 2016 , Rédigé par Maison de l'Inspir

Un moine bouddhiste explique la pleine conscience en temps de conflit

« La compassion, ce n’est pas d’être assis dans votre chambre ; il s’agit en réalité de quelque chose de très actif et engagé, » déclare un disciple avancé de Thich Nhat Hanh.

Interview d’Eliza Barclay, journaliste du magazine américain VOX

(Traduction "made in la Maison de l'Inspir", retrouvez l'article en version originale, ainsi qu'un portrait photo de notre frère, en cliquant ici !)

Thich Nhat Hanh est l’un des leaders bouddhistes les plus renommés du monde, le deuxième maître le plus connu et influent après le Dalaï-Lama.

Avec plus de cent livres, il a préconisé l’art de vivre en pleine conscience dans les moments les plus critiques des 5O dernières années. Il a aiguisé son expérience en travaillant pour les Droits de l’Homme et la réconciliation pendant la guerre du Vietnam ; et il fut nominé par Martin Luther King, Jr. pour recevoir le Prix Nobel de la Paix. Aujourd’hui il est considéré comme le père du bouddhisme engagé.

En 2014, Thich Nhat Hanh, qui est aujourd’hui âgé de 90 ans, a eu un accident vasculaire cérébral. Il continue à guider le Village des Pruniers, le monastère et centre de pratique qu’il a fondé en France en 1982, cependant il est toujours en convalescence et ne répond plus aux interviews.

La semaine dernière, je suis entrée en contact avec l’un de ses disciples aînés, dans l’objectif de parler des enseignements du Bouddha sur la psychologie et la peur, et finalement nous avons pu aborder de nombreux autres sujets. Frère Phap Dung [prononcer Fap Youm] est vietnamien-américain et il vit au Village des Pruniers depuis 6 ans. Il a été ordonné moine [par le maître Thich Nhat Hanh] en 1998. Notre conversation s’est déroulée sur Skype et elle est éditée dans un souci de clarté et de longueur.

Frère Phap Dung pratique avec les enfants pendant la retraite d'été au Village des Pruniers

Eliza Barclay : Beaucoup de gens ressentent de l’incertitude et de la peur quant à l’avenir, à ce qu’il va apporter – en particulier les problèmes qui adviendront aux Etats-Unis, à la planète, à l’issue des mesures prises par le nouveau président Donald Trump. Quelle est la meilleure façon de gérer l’incertitude et la peur profondes dans un moment comme celui-ci ?

Frère Phap Dung : Nous pouvons voir l’esprit comme une maison, alors si votre maison est en flamme, vous devez d’abord vous occuper d’éteindre l’incendie, au lieu de chercher la personne qui l’a démarré. Prenez soin de ces émotions en premier ; c’est vraiment la priorité. Parce que tout ce qui viendra d’un esprit chargé de peur, d’anxiété, de colère, ne fera qu’amplifier l’incendie. Rentrez et trouver un lieu de calme, de paix qui aide à pacifier les flammes d’émotions.

En tant qu’énergies collectives, la peur et la colère peuvent être très destructrices. Nous prenons de mauvaises décisions quand nous sommes influencés par la peur, la colère, les perceptions erronées. Ces émotions embrument notre esprit. Donc la première chose dans la pratique que nous apprenons de la tradition bouddhiste, c’est de revenir à nous pour prendre soin de l’émotion. Nous utilisons notre pleine conscience pour la reconnaître.

Eliza Barclay : Donc vous pensez que la colère n’est pas une réaction saine en cet instant ?

Frère Phap Dung : Les gens sont tellement convaincus que la colère et toute cette énergie vont apporter du changement. Mais en fait, elles sont très destructrices parce que vous vous opposez. L’opposition gâche notre énergie. Elle n’aide pas à guérir.

Les émotions peuvent être bonnes. La passion peut être bonne, et la compassion est quelque chose de très passionné. Mais la compassion ne gâche pas notre énergie. Elle inclut, elle comprend ; elle est plus claire.

Engagez-vous dans les protestations, mais pas à partir de la colère. Il faut que vous exprimiez votre opinion, et vous devez sortir dans les rues pour dire que ça ne va pas. Mais ne le faites pas en tenant des propos emplis de haine. D’une certaine manière, les bouddhistes s’intéressent plus à l’énergie qu’à la personnalité. Cela nous aide à être plus sages.

Eliza Barclay : Je pense que certaines personnes comprennent qu’en effet elles devraient faire preuve de compassion. Mais elles luttent aussi avec cela. Elles voient ceux qui ont voté pour Trump, ou Trump lui-même, et elles voient du pouvoir et de la haine. Et donc elles ont peur d’être trop passives. Elles pensent « si je suis compatissant ça va me rendre passif et je pourrais être aggressé. »

Frère Phap Dung : La compassion ne consiste pas à rester assis dans votre chambre ; en réalité, c’est une chose très active et engagée.

Trump n’est pas un extra-terrestre venu d’une autre planète. Nous avons produit Trump, donc nous sommes co-responsables. Notre culture, notre société, l’ont fabriqué. Nous aimons beaucoup choisir quelqu’un et le rendre objet. Mais c’est plus profond que cela, nous devons le voir à l’intérieur de chacun de nous.

 

Nous sommes choqués parce que nous avons découvert un membre de notre famille que nous avions ignoré. Il est temps d’écouter et de vraiment regarder notre famille.

Nous avons peur de nous engager, mais nous pouvons dialoguer et débattre. Cela requiert une grande pratique de s’asseoir là, d’écouter sans juger pour pouvoir comprendre.

Vous ne pourrez pas mettre fin à la discrimination en traitant l’autre de différents noms. Tous ceux qui ont voté pour Trump ne sont pas des bigots, des racistes et des machistes. Nous tous portons des jugements, nous tous pouvons même parfois être un peu racistes.

Ce qui est dans mon cœur, c’est l’espoir que chacun trouve la patience et la clarté d’écouter avant de commencer à blâmer et critiquer.

Eliza Barclay : Dans quelle mesure les résultats des élections ont-ils aiguisé et clarifié votre vision de l’humanité au 21ème siècle ?

Frère Phap Dung : C’est certain qu’il y a une nécessité de restructuration en termes du pouvoir politique et de la concentration économique [des corporations]. Lorsque nous écoutons Bernie Sanders nous voyons qu’il a révélé beaucoup de vérités que nous n’avons pas voulu entendre. Nous vivons dans l’illusion d’être libres.

J’apprécie que Sanders ait dit qu’il partagerait ce qu’aucun homme politique ne partageait. Je le paraphrase : « Si vous m’élisez, je ne pourrai pas vous aider parce que le président est encore sous la pression des corporations. » Ouah, quel discours puissant. C’était très courageux. Je pense que c’est juste aussi.

J’ai grandi à Los Angeles auprès de militants. J’aime la discussion au sein du Parti Démocrate, pour le reconstruire et le restructurer – pour se réveiller et regarder en soi. Et la même chose pour les Républicains qui se sont distancés de Trump. Notre société est très vulnérable, très sujette à la polarisation, et les medias en tirent avantage. Nous devons être très prudents.

Je ne suis pas beaucoup la politique, mais du fait de mon passé et de mon maître, du fait de la guerre d’où je suis venu, j’ai dû regarder un certain nombre de ces choses. Je ne suis plus trompé par les medias.

Eliza Barclay : Quelle guerre avez-vous vécue ?

Frère Phap Dung : J’étais enfant au Vietnam. J’ai vécu avec toutes ces choses, avec la société divisée. On nous a divisés, on nous appelés le Nord et le Sud. Tout ce que nous voulions, c’était l’indépendance, c’était de déterminer nous-mêmes notre mode de vie. Nous pensons que la démocratie est la chose la plus élevée ; mais ce n’est pas de la démocratie, voyons ! Nous l’imposons aux autres et nous créons la division.

Eliza Barclay : Bien, supposons que nous soyons calmes et prêts à agir. Quelle est la meilleure façon d’agir ?

Frère Phap Dung : Allez prendre refuge dans la nature, et trouvez une cause pour laquelle votre cœur ne se sente pas inactif ni désespéré. C’est cela la médecine / thérapie / guérison. Nous sortons pour aider.

Ne permettez pas à la haine ou la colère d’envahir votre monde. Parce qu’il se passe d’autres choses. Trump, ce n’est pas la fin du monde – il est là pour huit ans peut-être, okay.

Mais maintenant, les membres de notre famille sont encore là qui ont sans doute besoin de nous. Peut-être que notre ami proche est victime d’une discrimination. Vous ne pouvez être là pour l’autre, avec cette bonté, que si vous êtes stable. Vous ne pouvez pas aider l’autre si vous êtes rempli de haine et de peur. Ce dont les gens ont besoin, c’est de votre non-peur, de votre stabilité, votre solidité, votre clarté. C’est cela que nous pouvons offrir.

Eliza Barclay : Vous et votre maître recommandez une pratique quotidienne de la méditation, n’est-ce pas ?

Frère Phap Dung : Nos esprits et nos cœurs ont besoin de nourriture. Et la méditation, c’est une sorte de nourriture. Alors nous nous nourrissons de cette façon. Vous avez besoin de manger pour vivre, et votre paix, votre bonté, votre clarté ont aussi besoin de manger. La méditation n’est pas seulement le fait de prier, non, vous cultivez ces qualités en vue de pouvoir les offrir aux autres.

Lorsque vous vous asseyez près de quelqu’un qui est calme, vous pouvez devenir calme. Si vous vous asseyez près de quelqu’un qui est agité et plein de haine, vous pouvez vous-même devenir agité et plein de haine.

La méditation n’est pas une pratique ésotérique ; ce n’est pas quelque chose que vous faites uniquement dans une salle de méditation ou dans un centre de retraite bouddhiste. La méditation peut trouver sa place au cœur de toute activité que vous faites – en marchant, dans un bureau. Cela signifie que vous êtes là, présent dans le calme et la paix.

Avec une respiration, vous pouvez produire du calme, de la clarté, et reposer vos pensées.

Eliza Barclay : Pourriez-vous parler des dimensions politiques du bouddhisme aujourd’hui ? Existe-t-il une coalition politique bouddhiste ? Une vision d’un engagement bouddhiste dans la politique ?

Frère Phap Dung : Quand on s’engage dans la politique dans le monde, on essaye de ne pas prendre parti. Il est facile de choisir un camp, or en tant que pratiquants bouddhistes, nous cherchons à faire preuve de plus d’inclusivité pour intervenir.

En vérité, la droite et la gauche n’ont jamais été séparées. Votre main droite a peut-être commis un tas d’actes affreux, comme abattre des arbres, détruire la forêt. Mais quand la main droite se fait mal, votre main gauche vient à son aide, la tient et l’embrasse sans hésitation. C’est de cette manière-là que nous nous engageons en politique – nous essayons de ne pas considérer l’autre comme étant séparé de nous. L’autre est nous. Nous nous engageons à l’extérieur et tachons de guérir mais nous ne causons pas plus de dégâts.

Les deux camps souffrent – ils ont peut-être différents niveaux de souffrance, mais ils souffrent tous deux. Les gens ne veulent pas être haineux ni causer de mal. C’est ce que nous gardons à l’esprit.

L’appel à se réveiller ne nous dit pas d’être trop rapide. C’est ça qui est difficile. Quand une personne hait les autres, il nous est difficile d’accepter ce fait et d’écouter. Seulement pour trouver une issue, nous devons écouter.

Eliza Barclay : Et si ces gens n’écoutent pas en retour ?

Frère Phap Dung : Nous avons tenu des retraites pour israéliens et palestiniens au Village des Pruniers. Mais nous ne les rassemblons pas en demandant qu’ils s’efforcent d’écouter immédiatement. Cela prend trois jours – de calmer, de préparer à l’écoute. Ainsi avec chacun d’eux, nous marchons, nous apprenons à nous calmer, et avec la méditation nous apprenons à toucher notre propre souffrance profonde.

Ensuite, un côté écoute l’autre sans réagir, et c’est la fin de la session. Ils rentrent et pratiquent la méditation. Et l’autre côté écoute le premier. Par la méditation ils commencent à voir l’inter-connection.

L’arrêt est une condition sine qua non avant l’écoute profonde.

Eliza Barclay : Imaginons que vous anticipiez une conversation avec un membre de votre famille au moment de la célébration de Thanksgiving, et que celui-ci ait une vue raciste. Vous voyez cela comme une vue erronée. Que recommanderiez-vous comme attitude face à cette personne ?

 

Frère Phap Dung : Ma façon à moi de pratiquer, c’est de voir qu’on ne peut pas demander de quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas. Cela ne pourrait que nous faire souffrir davantage. Donc vous n’avez pas besoin d’essayer de convaincre l’autre. Ne mettez pas des affaires dans leur valise dont ils ne voudront pas. C’est un gaspillage de salive.

Quand il y a de la discrimination, vous pouvez utiliser cette opportunité de faire grandir la compréhension. Vous pouvez vous concentrer sur ce qui vous rend heureux ; il y a d’autres éléments dans cette personne, elle n’est pas que du jugement. Vous devez trouver aussi les bonnes qualités présentes en elle. Ne vous focalisez pas sur ses vues erronées parce que cela va vous mettre en colère.

Il ne s’agit pas là de pensées pieuses ni d’illusions. Il s’agit de prendre soin de vous-même. Ce n’est que quand vous pouvez faire ceci, quand vous savez vraiment être à l’écoute et sans jugement, qu’un dialogue est possible.

Quand je pense que j’ai raison, je suis en route pour beaucoup de conflits. C’est parce que je suis enfermé dans mes propres points de vue et que je ne suis pas ouvert aux autres. Du coup, je souffre. Quand je vois cela chez les autres, je réalise combien ils souffrent. La bonté est peut-être là pourtant : leurs points de vue sont peut-être erronés mais leur cœur peut être bon.

Eliza Barclay : Votre maître a subi un accident vasculaire cérébral. Est-il au courant de l’élection de Donald Trump ?

Frère Phap Dung : Oui, l’un de nos frères le lui a partagé. Je n’étais pas là moi-même mais j’ai entendu qu’il a levé sa main gauche et qu’il a fait ceci (paume ouverte). Vous pouvez l’interpréter comme vous le voulez.

Il est entièrement conscient de ce qui se passe, mais son esprit est soucieux de se remettre, de se guérir et d’être présent pour sa communauté plutôt que de la politique. Nous sommes sa continuation.

Il était avec nous aujourd’hui. J’ai déjeuné avec lui, c’était très chouette. Il a pris son verre de thé et a vérifié que nous avions tous du thé à boire, et il a fait signe : « bois ton thé*». Une des Sœurs était en train de parler avec une autre, il l’a regardée et nous a fait signe de lui dire d’arrêter de parler pour boire le thé. Il a conscience de la qualité de ce qui se passe à cet instant dans la pièce.

Je sais que lorsque de tels évènements se produisent dans une région de la planète, il met plus d’effort dans notre communauté afin de nourrir les gens avec de la confiance, de la compassion, de l’amour. J’ai pu être proche de lui dans des moments où des choses importantes se passaient à l’échelle planétaire, et nous continuons ceci : nous avions des journées de pratique de pleine conscience avec des centaines de personnes, dans l’optique de cultiver la bonté en nous tous.

Eliza Barclay : J’aimerais revenir à la question de la peur et de l’avenir. Pourquoi ne devrions-nous pas en avoir peur ?

Frère Phap Dung : L’avenir est construit avec le présent, et avec notre façon de prendre soin de ce moment présent. Si vous êtes plein de peur, l’avenir sera effrayant. Si vous n’êtes pas coopératif, l’avenir sera divisé. C’est très important.

L’avenir n’est pas quelque chose qui va venir vers nous ; il est au contraire construit par nous, par la façon dont nous parlons, par ce que nous faisons dans l’instant présent.

Pratiquer en communauté est crucial aujourd’hui. Il est crucial de ne pas rester seul face à l’ordinateur pour suivre les medias. Tout ça obscurcit notre monde. Rencontrez les personnes en chair et en os. Il y a encore des choses merveilleuses en train de se passer.

*C’est l’une des calligraphies de notre maître pour nous rappeler que quand nous prenons le thé, nous devons vraiment le prendre et ne pas nous égarer dans les soucis, les pensées déconnectées du moment présent.